Lena

Adossée contre les pierres chaudes des murailles, je sentais le soleil brûler ma peau. Il n’y avait pas un nuage dans le ciel, ce jour-là. Et lorsque je me retournais, épiant la plaine par la meurtrière, rien ne cachait l’immensité de l’armée qui s’avançait au loin. Depuis le lever du jour, toute la cité était en effervescence. Le moment tant attendu, tant redouté, était arrivé. C’était le jour où Yggdrasil vaincrait ou s’effondrait. Et moi, comme tant d’autres, j’étais prête à donner ma vie pour préserver l’héritage des Ancêtres. Attendant avec anxiété les instructions de ma commandante, Enia, une Nayade qui m’avait formée à l’arc ces derniers mois avec une juste sévérité, je me revoyais courir à droite à gauche dans les rues de la cité, pour chercher les commandes de farine de mon père, insouciante.
C’était un an auparavant. En un an, nous avions vu les Nariqs se faire de plus en plus nombreux, d’abord dans les forêts lointaines puis dans les villages reculés et depuis peu au sein de la capitale. En un an, nous avions vu nos guerrières courageuses et nos combattants expérimentés partir et ne pas revenir. En un an, j’avais perdu ma mère, capturée par les Ogages, et enterré mon père, qui avait succombé aux maladies qu’ils avaient répandues. J’avais décidé que je ferais tout ce qui était en mon pouvoir pour que personne n’ait plus à subir cela. J’avais passé les tests de la garde, de justesse à chaque fois, et on avait fini par tenter de faire de moi une archère. “Tire autant de fois que possible avant de mourir”, m’avait dit Enia, la veille. Et c’était ce que je comptais faire.
J’entendais Oran, quelques centimètres à côté de moi, qui chantonnait une berceuse. Depuis que je l’avais rencontré, coincé dans les toilettes après un entraînement difficile, il avait toujours fait ça lorsqu’il était anxieux. J’aurais aimé dire quelque chose, mais les mots me manquaient, et je ne pouvais pas bouger. Dans quelques instants, les premières bêtes noires et rouges, informes et visqueuses, seraient à portée de tir. Comme on me l’avait appris, comme je l’avais fait des milliers de fois, je fermai les yeux, j’apaisai ma respiration et lorsque mes paupières s’ouvrirent la corde était tendue et j’avais désigné celui qui devait mourir. La première flèche vint se ficher sans mal dans la chair et je vis une forme qui s’écroulait au sol. C’était la première fois que je tuais un être vivant, mais je n’eus pas le temps de m'appesantir sur cette réalisation. Derrière moi, Enia criait : “Deuxième slave. Maintenant !”. J’obéis.
Mes bras étaient endoloris et bientôt la fissure de mon index commencerait à saigner. Je le savais, mais ne ralentis pas la cadence. Nos fantassins étaient sortis par vague des nombreuses portes de la cité et nous devions à présent les protéger de notre mieux. Si quelques monstruosités rampantes bougeaient encore, ça et là, sur le champ de bataille, mes camarades affrontaient surtout des bêtes énormes, dont je ne connaissais même pas le nom, recouvertes d’écailles et disposant de nombreuses griffes. Nos flèches rebondissaient au hasard et j’avais appris avec horreur, en blessant l’un des nôtres, qu’il fallait faire preuve d’une patience douloureuse pour viser leur ventre, moins protégé, ou leur visage, lorsque leurs masques de fer tombaient. Les hommes et les femmes dans la plaine devaient encore tenir un peu, rien qu’un peu. La corne qui sonnerait le départ de nos redoutables centaures ne tarderait pas. Mais rien ne vint couvrir le brouhaha de la mêlée et les cris d’agonie. Une peur sourde me gagna. Qu’était-il arrivé à notre souverain ? Je commençai à me perdre dans mes pensées quand un bruit résonna tout autour de moi. Ce n’était pas la note puissante de notre totem. C’était un hurlement sinistre qui venait des airs. Je levai la tête et les bras m’en tombèrent. Ma flèche se brisa. Un dragon noir survolait la ville. Le cauchemar de tous les enfants d’Yggdrasill déchirait le ciel d’azur de flammes rouges. Un deuxième arriva, un troisième, un quatrième. Je ne pouvais plus compter.
C’est à ce moment que la panique commença. Ceux et celles qui étaient devenus mes frères et sœurs se mirent à courir partout, à la vue de leurs camarades qui s’embrasaient. Des Nogich sautèrent du dos des dragons et commencèrent à piquer de leurs dards empoisonnés les malheureux qui ne remarquaient pas les petites créatures à peine plus hautes qu’une edrill bien mûre. Les accès à la ville tombaient un à un et des échelles venaient s’accrocher à nos murs sacrés. J’étais encore vivante, mais je ne pouvais plus rien faire. De si près, mon arc était inutile. Cette possibilité n’avait jamais effleuré mon esprit et je restai figée là, au milieu du carnage, sans que je puisse faire sens de ce qui se passait autour de moi.
Quelqu’un me poussait, me secouait. C’était Enia. Elle était blessée, mais elle n’avait pas perdu de son ton mordant. “Bouge-toi. La tour, là-bas. Avec Isik et Fanir. Maintenant.” Je vis dans son regard qu’il n’était pas question que je m'enquière de son sort. Comme toujours, je fis ce qu’on attendait de moi. Nous bloquâmes la porte. Je gravis les marches. Fanir, désormais commandant, me désigna mon poste et je commençai à tirer. Mes doigts tremblaient. Nous allions mourir. Yggdrasill allait tomber. Le monde allait sombrer dans l’obscurité. Mon coeur n’était-il pas assez courageux ? Mon esprit était-il prisonnier d’un enchantement maléfique ? J’avais abandonné tout espoir lorsque Isik plaça sa main sur mon épaule. Au milieu du chaos, face à notre mort imminente, il gardait son sourire malicieux. “Si je ne l’avais pas vu de mes propres yeux, je n’imaginerais pas que c’est toi qui a mis une raclée à Benji, lorsqu’il essayait de voler les rations pour l’école.” Ses yeux se plantèrent une fraction de seconde dans les miens, puis il se détourna et décocha une nouvelle flèche. Ses mots me firent l’effet d’une douche froide. La colère que j’avais ressentie face à l’injustice, ce jour-là… Et à ce moment-ci, ma passivité face au carnage... Il avait raison. Cela ne me ressemblait pas. J’entonnais le chant de notre clan à voix basse et, peu à peu, je sentis le fourmillement familier de la rage qui montait en moi. J’entendais la mélodie de la guerre et je jouais sa partition. J’étais froide et méthodique. Mes ennemis tombaient un à un. Mais toujours un nouveau surgissait. Cela n’en finirait jamais.
Si je croyais aux incantations que ma grand-mère avait murmurées pendant des années au-dessus de ma tête lorsque j’allais me coucher, j’aurais sûrement pensé que toutes ses longues minutes avaient finalement servi à quelque chose. Au moment où j’éternuais, un long jet de feu traversa l’air que j’avais respiré un instant auparavant. Devant moi, à quelques mètres du sol, un ignoble dragon de cendres déployait ses ailes. Il fallait que je l’attaque, que je me défende. Le temps semblait s’être figé. Tous les conseils d’Enia revinrent d’un coup dans mon esprit : ne pas s’enfuir, viser les yeux, défendre les autres… À ma droite, Fanir était déjà en position. Derrière moi, Isik sortait une flèche de son carquois. Ensemble, nous pourrions peut-être l’abattre.
Et pourtant… Pourtant, j’avais l’impression qu’il me manquait quelque chose, comme une idée fugace dont on n’arrive pas à se saisir. Pourquoi déployait-il ses ailes alors qu’il pouvait nous tuer sans attendre ? Je sentais que les autres m’attendaient, ne comprenaient pas. Il fallait saisir notre seule chance. Dans un instant, il serait trop tard. Et pourtant… Pourtant, j’hésitais. Quelque chose clochait. C’est lorsque Fanir, ne pouvant plus attendre, projeta sa flèche enflammée, que mon regard fut attiré par un mouvement étrange. Une figure sombre et imposante avançait furtivement sur le chemin de ronde désert, un peu plus loin. La réponse à mes questions muettes me frappa alors de plein fouet. Le dragon était un piège, un leurre destiné à nous faire oublier la présence de cette silhouette encapuchonnée, de toute évidence une pièce maîtresse dans le jeu des affrontements.
J’avais le choix entre sauver ma vie et celle de mes deux amis ou faire le pari fou que tuer cet être vivant ralentirait considérablement la progression de l’armée ennemie. Je n’hésitai pas une seconde. Ma flèche traversa de part en part l’homme, qui s’écroula dans une flaque de sang. À présent, le dragon allait cracher et il me faudrait mourir. J’espérais seulement qu’Enia serait fière de moi, où qu’elle soit. Que mon sacrifice n’avait pas été vain. Je laissai l’obscurité s’emparer de moi, sans regret.
Mais les dieux n’en avaient pas décidé ainsi et, malgré moi, mes yeux s’ouvrirent sur le corps calciné de mon ami malicieux.

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