Communication dans le cadre du colloque Jeu vidéo et romanesque, Université de Picardie Jules Verne [en ligne], 4 et 5 février 2021
Puisque les œuvres médiatiques contemporaines sont prises dans des logiques culturelles de convergence (Jenkins, 2006) et de sérialité (Letourneux, 2017), il est intéressant d’étudier la mise en roman du jeu vidéo en termes de généricité (Adam, 2011). Cette communication propose, en faisant émerger des “airs de famille” partagés par les romans (Adam et Heidman, 2007), de distinguer trois ensembles au sein de la littérature contemporaine : le roman casual, le roman gamer, le roman indé. Utiliser des expressions issues de la culture vidéoludique permet à la fois d’insister sur l’idée de circulation entre les cultures médiatiques et de désigner des fonctionnements particuliers à chaque groupe. Les trois catégories proposées permettent de comprendre l’influence du jeu vidéo sur le roman contemporain, mais aussi de souligner l’existence de logiques de résistance issues de la culture littéraire.
La catégorie casual renvoie aux romans de jeunesse qui représentent les jeux vidéo. Dans la mesure où le mot caractérise des productions aux mécaniques ludiques simples à comprendre qui ne demandent au joueur que peu de connaissances préalables et un investissement limité dans l’activité (Juul, 2010), son emploi permet d’évoquer les compétences du destinataire et son mode d’engagement dans l'œuvre plutôt que l’âge du lecteur, qui est une des limites de la notion de littérature de jeunesse (Prince, 2010). Le roman casual se développe dans les années 2000 avec l’émergence d’un discours social sur la nécessité d’éduquer les enfants aux jeux vidéo (Lalu, 2018) et l’entrée de la littérature de jeunesse au sein du système éducatif. Se conformant à la stéréotypie et la fonction didactique de la littérature de jeunesse (Letourneux, 2009), le roman casual se caractérise par des codes visuels (comme l’utilisation du support de jeu et le personnage vidéoludique), par des tropes narratifs (en particulier le jeune joueur mis en danger par le jeu), et par sa lisibilité (conformité à des formes romanesques classiques ou à des modèles expliqués). Trois romans seront plus particulièrement étudiés : Only You can Save Mankind de Terry Pratchett (1992), No Pasaran, le jeu de Christan Lehmann (1996), Bataille Royale de Adriana Kritter (2018).
Le roman gamer, catégorie qu’utilise aussi Bruno Dupont (2015), s’inscrit au sein des productions Young adult, genre qui entretient un rapport privilégié avec le numérique selon Laurent Bazin (2019). Reprenant la représentation de problématiques rencontrées par les jeunes adultes et l’usage de références culturelles accessibles de cette littérature (Lartet-Geffard, 2005), le roman gamer se caractérise par un intérêt pour la création de jeu vidéo ainsi que par la multiplication des références supposant une connaissance partagée de la culture vidéoludique. Ready Player One de Ernest Cline (2011) et You : a novel (2013) de Austin Grossman sont à ce titre emblématiques. Né quarante ans après le début des jeux vidéo commerciaux, le roman gamer émerge autour des années 2010 dans le contexte de la sédimentation de la culture geek (Peyron, 2013). Si le terme anglais désigne en français un rapport passionnel au jeu vidéo et est parfois utilisé pour désigner un phénomène générationnel (Heyes et Ohrnberger, 2013), il renvoie aussi à une certaine forme de la culture vidéoludique qui se caractérise par “masculinité militarisée” (Genvo, 2006) et une virilité agressive (Shaw, 2015) que l’on retrouve dans la littérature contemporaine. Cependant, suite aux mouvements récents de la culture vidéoludique, notamment la controverse du Gamergate (Mortensen, 2016), le roman gamer connaît des évolutions. Il peut s’agir de nouvelles ramifications, comme la LitRPG qui tente d’hybrider les codes ludiques des jeux de rôle (Vasilenko, 2018), ou d’extensions, avec la prise en compte de profils de joueurs divers -- comme les joueuses de jeux de romance dans Light Novel : Obsessions of an otome gamer de Natsu (2018).
La littérature indé se caractérise par l’usage du jeu vidéo dans un processus d’expérimentation littéraire et met en place des marqueurs textuels et paratextuels pour s’inscrire dans « la frange hyperlittéraire » de la littérature (Macé, 2004) L’abréviation empruntée à la culture vidéoludique permet de souligner à la fois qu’il s’agit de productions de la marge et qu’elles ont une ambition d’originalité. Proche de formes artistiques comme la “littérature numérique ludique” (Enselin, 2013) ou le game art (Daste, 2013), ce genre se développe au tournant du siècle avec le début du discours social sur la valeur artistique du jeu vidéo (Lalu, 2018). La littérature indé prend parfois la forme de poèmes (Dupont, 2019). Dans sa forme romanesque, elle se caractérise par un travail de déconstruction des codes littéraires et une interrogation sur le moi grâce au jeu vidéo. Corpus Simsi de Chloé Delaume (2003) et Lucky Wander Boy de d.b Weiss (2003) peuvent être étudiés en ce sens.