Communication dans le cadre du colloque Temporalités et imaginaires du jeu, Université de Metz, 9 et 10 juin 2021.
Avatars de la culture médiatique contemporaine qui est fondamentalement sérielle (Letourneux, 2017), les jeux vidéo sont développés et consommés en série : ils participent à des genres, ils forment des sagas, ils “s’étendent” (Jenkins, 2013) au sein de DLC. Cette proposition de communication porte sur une modalité récente de la sérialité vidéoludique, les jeux vidéo épisodiques, qui désignent une œuvre composée de plusieurs fragments et pensée pour être jouée en plusieurs temps. Si le genre des jeux narratifs, avec les diverses adaptations du studio américain Telltale (The Walking Dead…) et la série à succès du studio français Dontnod (Life is Strange) sont souvent cités comme parangon du format, les Visual Novel (comme Wizardress Heart+), en particulier au Japon, sont aussi diffusés de manière discontinue.
Repérant une esthétique de la fragmentation des productions audiovisuelles, Marida Di Crosta montre l’existence d’une parenté entre séries télévisées et jeux vidéo. Elle conclue à propos des formats épisodiques que la temporalité sérielle permet à certains jeux de “construire une relation plus étroite entre le contenu vidéoludique et les joueurs” (2019). La temporalité des jeux vidéo épisodiques a en effet été souvent étudiée par rapport aux interactions qu’elle entraîne entre pôle de la production et pôle de la réception dans une perspective économique : la sérialité permettrait alors de développer un “buisness model” efficace en s’adaptant aux coûts de développement d’un jeu vidéo et de s’adapter à la demande en prenant en compte les retours des joueurs (Wirth, 2013). La conception d’une œuvre sérielle aurait alors pour enjeux la rétention de l’attention du joueur et l’inscription du jeu dans une routine (Genovesi, 2018).
Sans remettre en cause le fait que le jeu vidéo soit une industrie culturelle, cette étude propose de poser en termes différents la relation entre la temporalité sérielle et l’expérience du jeu. Afin de comprendre ce que la sérialité fait au jeu vidéo, un processus de recherche-création (Gosselin : 2006 ; Chapman et Sawchuck : 2012 ; Paquin et Noury : 2018) mené au sein d’un studio a été engagé afin de tester l’hypothèse suivante : la temporalité sérielle pourrait être une condition de possibilité de l’expressivité vidéoludique (Genvo, 2019 ; Giner, 2019). Le travail comporte deux phases, une analyse du dispositif et une analyse des pratiques, pour correspondre au fonctionnement du récit vidéoludique (Cayatte ; 2018).
D’abord, la construction d’un jeu vidéo épisodique sera envisagée à partir de l’adaptation des structures sérielles des séries télévisées (Benassi, 2000 ; Esquenazi, 2010 : Mittell, 2015 ; Favard, 2015) afin de s’appuyer sur une forme populaire (arc narratif d’une saison, découpage d’un épisode, cliffhanger, dynamique des beats). Puisque la sérialité entretient un rapport fort avec le temps “ordinaire” (les personnages sont à la fois partiellement improvisés et reçus au fur et à mesure), ce format de conception semble particulièrement adéquat pour permettre l’expression des créateurs sur des problématiques psycho-sociales contemporaines.
Ensuite, l’étude des temporalités d’usage permettront de déterminer si les différents temps de pause (au sein d’un épisode, entre deux fragments narratifs, à la fin d’une saison) sont des moments qui permettent l’expression du joueur. En effet, en ce qui concerne les séries télévisées, Anaïs Goudmand montre que les expériences sérielles, se poursuivant après l’épisode, sont “fondées sur l’échange et le partage” et favorisent “des interactions entre les pôles de la production et de la réception” (2018). Il sera ainsi intéressant de comparer deux modalités de réception du jeu : des expériences soumises à un calendrier de publication et d’autres où l’ensemble des épisodes peuvent être consultés à la demande.
Finalement, si les jeux vidéo épisodiques favorisent le dialogue à plusieurs échelles -- notamment entre les créateurs de différentes industries culturelles, au sein des publics, entre les développeurs et les joueurs -- ils participent peut-être à la dynamique de transformation de l’imaginaire social (Abric, 1994 ; Taylor, 2004 ; Hulak, 2010) et constituent un espace-temps intéressant pour penser collectivement les représentations qui sont utilisées dans la construction des identités sociales, notamment les stéréotypes de genre (Delphy, 2001 ; Sarlet et Dardenne, 2012).